«L’Amérique latine, villes et idées» de José Luis Romero

GILLES BATAILLON

La thèse

Dans son ouvrage paru en 1976, et qui vient d’être traduit aux Belles Lettres, José Luis Romero se demande en quoi les villes fondées par les colons espagnols et les Portugais à partir du XVIe siècle en Amérique latine sont le fruit d’une certaine forme de civilité et d’un projet politique. Pour les colonisateurs, sans doute à un degré moindre chez les Portugais, «la société urbaine […] était la forme la plus aboutie à laquelle pouvait prétendre la vie humaine». D’où l’idée de fonder un empire colonial sur un réseau de cités dans un monde que l’on réorganise du tout au tout, où sont renommées jusqu’aux montagnes et aux rivières, pour chercher à araser le passé.

En sept chapitres remarquablement écrits, à la manière des romanciers de la ville comme le Brésilien Jorge Amado ou l’Espagnol Benito Pérez Galdós sur lesquels il a longuement médité, l’historien argentin retrace la genèse des formes urbaines en Amérique latine et des mises en sens qui les accompagnèrent. Il éclaire d’abord les basculements produits par les expansions coloniales espagnole et portugaise, montrant comment ces villes furent refondées sur des cités vaincues, dans des espaces densément peuplés et quelles furent les spécificités de l’expérience des villes coloniales – celles des villes d’hidalgos puis des villes créoles. Ensuite, il explore le sort des cités patriciennes de l’Indépendance, qui se traduisit, au XIXe siècle, par une ruralisation de l’Amérique latine et par des guerres entre conservateurs hispanophiles et libéraux anglophiles et francophiles. Il étudie enfin les formes que prirent les villes bourgeoises et commerçantes, avides d’une modernité haussmannienne, puis celles des villes de « l’époque des masses », celles des gouvernements populistes, avant une fulgurante croissance urbaine au xxe siècle.

Ce qu’il en reste

Dans l’imaginaire européen et nord-américain l’Amérique latine est avant tout associée à des images rurales, souvent autant d’idéalisations du bon sauvage. C’est un autre regard qu’a proposé, sur la longue durée, José Luis Romero : les projets impériaux ont organisé non seulement l’espace, mais aussi les mœurs latino-américaines. Si cette visée fut parfaitement explicite, il s’en faut et de loin qu’elle ait été pleinement réalisée: les habitants des villes latino-américaines ont inventé une sociabilité en tension avec ce projet de civilisation. Pourtant, aujourd’hui encore, les élites gouvernantes sont persuadées qu’il leur appartient d’organiser le social de façon hétéronome et qu’a contrario les formes de civilité autonomes sont porteuses du chaos.

Les réflexions de José Luis Romero s’achèvent sur les années 1960: il serait bienvenu qu’un historien sociologue reprenne à son compte ses questions et se penche sur l’histoire des villes latino-américaines depuis cette date.

L’auteur

Né en 1909, José Luis Romero fut un des grands historiens argentins du xxe siècle. Ses travaux sur l’Antiquité, le Moyen Age et les révolutions bourgeoises puis sur l’histoire de l’Argentine et de l’Amérique latine, constamment réédités, l’attestent. Proche des Annales et de Fernand Braudel, il enseigna aux universités de La Plata (province de Buenos Aires) et la República (à Montevideo), avant de fonder la chaire d’histoire sociale à l’université de Buenos Aires.

A la manière d’un Quinet ou d’un Michelet, il assuma d’être un intellectuel engagé, socialiste et démocrate. En témoignent ses ouvrages : Machiavel historien (1943), Mitre, un historien face au destin national (1943), Les Idées politiques en Argentine (1946), Le Cycle de la révolution contemporaine (1948) sur les métamorphoses de l’idée révolutionnaire, des barricades de 1848 à l’aube de la guerre froide, et ses essais sur La pensée politique des droites latino-américaines (1970). Il meurt en 1977 à Tokyo, où il siégeait au Conseil du directoire de l’université des Nations unies.