América Latina: corrientes estéticas, políticas y sociales. 1959

I. LES COURANTS ESTHÉTIQUES

1.

Le commencement du XXe siècle voyait le plein épanouissement d’un mouvement littéraire de caractère nettement latino-américain, qui fut connu sous le nom de modernisme. Cinq noms illustres de poètes — José Martí, Julián del Casel, Manuel Gutiérrez Nájera, José Asunción Silva et Rubén Darío — représentent les plus hauts sommets de ce mouvement de renouveau esthétique, aux deux dernières décades du XIXe siècle; il faut signaler que la littérature connaissait — et connaît toujours — en Amérique Latine un développement beaucoup plus considérable que les autres arts. Le plus jeune de tous, Rubén Darío (Nicaragua, 1867-1916), devait exercer une influence décisive sur la génération suivante, et l’on peut dire que la première promotion littéraire de ce siècle écrit sous l’inspiration de son œuvre, Proses Profanes, parue en 1896.

Le modernisme, surtout après Darío, révolutionna l’esthétique poétique. Sans doute accusait-il des influences du «Parnasse» et du symbolisme français, mais la connaissance de leur propre tradition poétique et le sens très vif qu’ils possédaient de leur langue, permirent aux modernistes d’entreprendre une action de profond renouvellement stylistique. Le vocabulaire s’enrichit, et plus encore, s’enrichirent les formes de versification. A de nombreux points de vue, la nouvelle esthétique était une réaction contre le romantisme qui, en Amérique Latine, avait duré plus longtemps qu’en Europe. Les thèmes et sentiments du romantisme furent rejetés de la même façon que ses formes, puisqu’il s’agissait, au fond, d’une réforme de la sensibilité. En effet, le modernisme apporta avec lui de nouvelles préoccupations, de nouveaux intérêts, et un langage nouveau pour les exprimer.

Pedro Henríquez Ureña a signalé que l’atmosphère de luxe, qui caractérise la poésie moderniste, traduit la croissante prospérité dont jouirent les villes latino-américaines dès la fin du XIXe siècle, prospérité d’autant plus remarquée qu’elle faisait suite à une dure période de pénurie, traversée de commotions politiques à peu près incessantes. Cependant, on ne saurait nier que ceci corresponde aussi à l’atmosphère fin de siècle de l’Europe, très particulièrement à celle que découvraient de façon directe ou indirecte les voyageurs de l’Amérique Latine visitant Paris qui les attirait et les subjuguait.

Le modernisme se livra à la contemplation du monde extérieur, à la satisfaction des exigences d’une sensualité exacerbée, et à l’enchantement de la transposition poétique d’un monde de songes. Abandonnant presque entièrement les préoccupations de la pensée militante — caractéristiques de la poésie romantique — il voulut faire de la « poésie pure » et se lança dans la création d’un monde qu’il voulait féerique, riche en allusions exotiques, exaltant à un extrême degré les sentiments et l’imagination. Il ne se tourna vers les contingences de la vie et ne consentit à accueillir la réalité immédiate qu’à de très rares occasions, comme par accident; sa tendance dominante fut de dépasser cette réalité et de situer la poésie dans une atmosphère d’images vives et envoûtantes.

Darío eut une influence décisive sur deux poètes du Rio de la Plata: Leopoldo Lugones (Argentine, 1874-1938) et Julio Herrera y Reissig (Uruguay, 1875-1910). La même esthétique colora la création de Ricardo Jaimes Freyre en Bolivie, de Manuel Magallanes Moure au Chili, de José Santos Chocano au Pérou, de Baldomero Sanín Cano et Guillermo Valencia en Colombie, de Rufino Blanco Fombona au Venezuela, de Enrique Gonzalez Martínez et Amado Nervo au Mexique. Et les brésiliens Raimundo Correia, Alberto de Oliveira, Olavo Vilac et Bernardino Lopes s’exprimèrent d’une manière semblable, sous des influences françaises analogues.

Par sa longue étude sur Proses profanes, l’essayiste uruguayen José Enrique Rodó fut consacré non seulement comme le meilleur prosateur de la nouvelle école, mais aussi comme le théoricien subtil de son esthétique. Sanín Cano s’efforça aussi de préciser sa physionomie et se consacra à la défense du modernisme contre les attaques de l’arrière-garde; Dario lui-même eut l’occasion d’exposer sa pensée dans des articles critiques qu’il réunit plus tard dans son livre Les rares, où il signala les influences dominantes de la nouvelle orientation littéraire et les tendances intimes qui la caractérisaient.

Mais les prosateurs du modernisme furent surtout importants parce qu’à travers leur style renouvelé, ils analysèrent et répandirent des idées qui transcendaient la littérature et atteignaient des préoccupations d’ordre moral, social et culturel. Nous analysons plus loin l’influence exercée par l’œuvre Ariel de Rodó (1900), dont le souci des problèmes américains, notamment de ceux qui concernent l’Amérique Latine, se manifeste si amplement dans quelques-uns des magnifiques essais qu’il réunit sous le titre de Le Mirador de Prospéro. Sanín Cano s’intéressa aussi aux problèmes de la vie sociale, et Lugones aborda l’histoire et la politique à travers une prose d’un style inimitable.

Par contre, la littérature d’imagination ne possède pas de physionomie esthétique aussi particularisée que celle de la poésie ou de l’essai. Carlos Reyles (Uruguay, 1868-1938) et Enrique Larreta (Argentine, 1875) oscillèrent entre l’atmosphère exotique (le premier, de l’Andalousie, avec L’enchantement de Séville; le second, de l’Espagne de Philippe II, avec La gloire de don Ramiro) et l’atmosphère familière de la mère-patrie, que l’Uruguayen évoqua dans Le gaucho fleuri et l’Argentin dans Zogoibi. Seul le premier terme de cette alternative offrait d’amples possibilités au développement d’un style coloré, et certainement tous deux l’utilisèrent. Plus contraint par ses propres thèmes, Horacio Quiroga (Uruguay, 1879-1937) chercha dans la luxuriance des paysages de la forêt une inspiration pour son imagination féconde et pour sa prose expressive et brillante.

A l’influence du « Parnasse » et du symbolisme en littérature correspond approximativement, en peinture, celle de l’impressionnisme et du postimpressionnisme. A la différence de la tradition littéraire, il n’existait de solides traditions dans le domaine des arts plastiques que dans quelques pays de l’Amérique Latine, où, à de rares exceptions près, s’était développée une peinture académique privée d’objectifs plus élevés. Dès le commencement du siècle, les influences que nous avons citées stimulèrent l’observation et la transcription du paysage, telles que les pratiquèrent Martin Malharro et Fernando Fader en Argentine et Juan Francisco González au Chili. De la même façon, le renouveau musical de la fin du XIXe siècle influença quelques musiciens, dont l’Argentin Julián Aguirre.

2.

L’esthétique du modernisme maintint son influence presque jusqu’à la première guerre mondiale mais, peu de temps avant, certaines déviations s’étaient déjà fait sentir par rapport à ses tendances fondamentales. A la volontaire réclusion à l’intérieur d’un monde poétique artificiel, succéda un certain retour aux inquiétudes humaines, qui adopta des formes très variées.

Une attitude militante décidée apparut dans la génération mexicaine nommée: «del Centenario”, à laquelle ont appartenu, entre autres, José Vasconcelos (1881) et Alfonso Reyes (1889), et qui inspira en partie le Dominicain Pedro Henríquez Ureña (1884-1946); les mêmes préoccupations existaient chez les « Colónidas » péruviens, menés par Abraham Valdelomar (1888-1919); chez ceux qui s’enrôlèrent dans les rangs dont les chefs de file étaient Ricardo Rojas (Argentine, 1882) ou José Enrique Rodó. Chez eux, les préoccupations esthétiques étaient très intenses, mais elles se mêlaient à d’autres inquiétudes suscitées par la réalité immédiate. L’adhésion à l’humanisme anti-positiviste, le désir de découvrir l’émouvant visage de l’âme hispano-américaine, apparaissant tantôt dans les vestiges de la tradition autochtone, tantôt dans les racines espagnoles ou les forces telluriques de ce vaste continent presque inconnu, stimulaient une attitude esthétique particulière. Mais cette attitude nouvelle, loin de se limiter à l’esthétique, s’étendait à des problèmes tels que ceux de la philosophie, de la politique, et même de l’action. L’influence de Walt Whitman avait quelque retentissement et toutes les révoltes et les non-conformismes commençaient à se manifester, souvent d’une manière confuse, mais qui pouvait être à l’occasion plus nette et décidée.

Dans la poésie latino-américaine, l’œuvre d’un groupe de femmes obtint un retentissement tout particulier dans les premières décades du siècle. Gabriela Mistral (Chili, 1889-1957), Alfonsina Storni (Argentine, 1892-1938), Delmira Agustini (Uruguay, 1887-1914), Gika Machado (Brésil, 1900), imposèrent au lyrisme une inspiration caractérisée non seulement par le souci introspectif, mais aussi par certains sentiments de révolte contre les différentes formes de coercition qu’elles sentaient s’exercer sur elles. Leurs voix mêlaient la tendresse à l’imprécation et, dénouant le monde secret de leurs désirs et de leurs passions, elles défiaient les traditions qui les opprimaient.

Il y avait quelque chose de romantique en elles. Ce même élément subsistait chez Porfirio Barba Jacob (Colombie, 1883-1942), chez Carlos Sabat Ercasty (Uruguay, 1887), chez Arturo Capdevila (Argentine, 1889). Chez eux revivait le dessein de rendre à la poésie son intérêt pour l’homme intime, ses angoisses et ses désirs dont l’insatisfaction se trouve tantôt rapportée aux vigoureuses contraintes imposées par le monde extérieur, soit refoulée dans les obscurs abîmes de l’âme. Ceux que préoccupait ce dernier aspect mirent l’accent sur les inquiétudes métaphysiques et les conflits de l’esprit, mais d’autres cherchèrent le ton mineur; Luis Carlos Lopez (Colombie, 1883), Ramón López Velarde (Mexique, 1888-1921) et Baldomero Fernández Moreno (Argentine, 1886-1950) utilisèrent ce genre avec maîtrise, tant dans la forme — qui a parfois été nommée le « sencillismo» — que dans le contenu, fait de petites émotions. Quelques symbolistes français influencèrent cette poésie attardée dans les éléments nostalgiques et mélancoliques de la vie, mais la poésie latino-américaine sut exprimer l’atmosphère locale qui convenait à sa recherche de l’intériorité, et elle le fit dans un langage clair et simple.

Quelques-uns, cependant, gardèrent du modernisme l’exubérance d’expression et recherchèrent une manière d’art baroque, visible surtout chez Herrera y Reissig et Lugones. La richesse du langage cache une certaine confusion des sentiments, parfois renforcée par l’intention voulue d’ésotérisme; exprimée à travers d’une forme lyrique d’une grande transparence, cette même tendance à l’ésotérisme apparaît chez José Maria Eguren (Pérou, 1882-1942), Enrique Banchs (Argentine, 1888) et chez Alfonso Reyes. Par contre, les Mexicains Enrique González Martínez (1871-1951) et Amado Nervo (1870-1919) voulurent rompre délibérément avec le modernisme; ils étaient attirés par la contemplation et sa transcription poétique à travers des formes raffinées et austères.

Le vent du symbolisme français semble traverser, d’une façon plus ou moins confuse, toute cette poésie qui voulait s’évader de l’esthétique du modernisme, influence à laquelle s’ajoutait peu à peu celle de quelques poètes espagnols: Antonio Machado et Juan Ramón Jiménez plus particulièrement. L’influence française fut plus décisive dans le domaine de la musique, où se détache la personnalité de Héctor Villa-Lobos (Brésil, 1881) et dans celui de la peinture, avec Miguel Carlos Victorica (Argentine).

3.

Le modernisme, ainsi que les divers courants qui suivirent, connurent leur plus haute expression dans la poésie; c’est surtout dans ce domaine qu’ils se manifestèrent dans leur esthétique propre et révélèrent les influences européennes, autant que la veine d’originalité dont ils étaient doués. Mais l’essai se développa aussi et, comme nous l’avons signalé, cultiva un système d’idées dont le noyau était le thème de la spécificité de l’élément latino-américain, du national et du régional; la nécessité apparut de mettre ce thème en lumière, de le défendre et de l’affirmer contre les influences étrangères. Mais cette spécificité naissait de la rencontre de facteurs différents. Les uns signalèrent la valeur de l’élément autochtone, d’autres, celle de l’influence coloniale hispanique, enfin d’autres encore insistèrent sur la valeur de la tradition latine en général. Cette tendance doctrinaire, apparue dans l’essai durant les premières décades du siècle, se manifesta dans une esthétique qui trouva son mode d’expression dans le théâtre, le récit, et plus tard dans la peinture, la poésie et la musique.

Le théâtre du Rio de la Plata, par son retour à certains thèmes locaux et populaires, mit en évidence cette tendance d’une manière spontanée, dès la fin du XIXe siècle. Vers cette époque, on commença à représenter dans les cirques certaines pantomimes inspirées par des récits très populaires qui contaient les aventures de « méchants gauchos », c’est-à-dire d’hommes de la terre qui, pour ne s’être pas adaptés aux transformations de la vie civilisée, demeuraient attachés à leurs coutumes viriles mais un peu barbares, et se trouvaient souvent en marge de la loi, malgré leurs vertus fondamentales de noblesse et d’honnêteté. Le succès populaire prouva que le type du «gaucho» recevait une adhésion cordiale fondée sur la sympathie qu’inspirait le fils de la terre, surtout en cette époque qui voyait l’arrivée de centaines de milliers d’immigrants. Des auteurs de théâtre et des poètes comme l’argentin Martiniano Leguizamón et l’uruguayen Elias Regules, commencèrent à donner une forme littéraire aux vieux thèmes populaires.

Ce qui paraissait autrefois méprisable — les coutumes du «gaucho» rebelle, buté contre les contraintes de la civilisation, et ses aventures héroïques— en vint à se transformer en thème aimable teinté de romantisme et de nostalgie. Le culte du folklore commença alors à s’accentuer et le «criollismo» à se développer, avec l’introduction de formes littéraires appropriées, de tournures linguistiques et de thèmes musicaux.

Avec Florencio Sánchez (Uruguay, 1875-1910), le théâtre du Rio de la Plata ajouta aux thèmes des «criollos» les siens propres, d’une grande richesse. L’immigration européenne — espagnole et italienne en particulier — avait non seulement modifié en partie la physionomie des pays de la Plata, mais aussi créé de très importants problèmes sociaux. Face à face les groupes traditionnels et les groupes d’immigrants, grossis très vite par les premières générations de fils d’immigrants, se heurtèrent dans leurs formes de vie, leurs projets immédiats et leurs anciens idéaux. Florencio Sánchez fixa dans ses drames (Barranca Abajo, La Gringa) ce nouveau visage de la réalité sociale et sut le représenter d’une manière réaliste et crue, opposant dans une certaine mesure, à l’image romantique de la terre créole la vision réaliste de ces pays profondément bouleversés dans leur structure sociale et spirituelle.

Le récit de mœurs à caractère satirique s’inspira de ce même thème. Roberto Payró (Argentine, 1867-1928), Benito Lynch (1885-1953), Francisco Espínola (Uruguay), persistèrent dans le réalisme ou revinrent à lui, mus par la force de ce désir de refléter les coutumes de la terre, non toutefois sans que leurs tendances esthétiques ou leurs aptitudes littéraires modifient l’attitude réaliste de base. Jenaro Prieto (Chili) chercha également à refléter, non sans ironie, les caractères particuliers de l’homme de la terre et de ses coutumes; cependant, bien qu’on puisse citer d’autres noms d’écrivains appartenant à cette tendance, il faut bien convenir que ce n’est pas elle qui l’emporte.

En effet, l’esthétique qui a pris la première place en Amérique Latine, dérivée du souci de la découverte d’une idiosyncrasie propre, adopta les caractères d’un réalisme tragique. Plus que l’homme, le héros du grand roman latino-américain est la nature indomptable qui l’entoure, et son thème, leurs luttes réciproques, rendues plus aiguës par les conditions sociales auxquelles sont soumises les classes les plus humbles. Parfois, si l’auteur témoigne d’une préférence particulière pour les descriptions, la nature devient le pôle d’attraction essentiel, mais la prédominance du descriptif est bien moins fréquente que celle des préoccupations d’ordre humain et social.

Au Brésil, José Pereira de Graça Aranha (1868-1931) et Euclides da Cunha (1866-1909) décrivirent le drame intense des forêts et des déserts de leur pays, avec les quasi invraisemblables aventures de ceux qui y cherchaient la richesse et de ceux qui souffraient de la plus dure des exploitations. Canaân, du premier, et Os Sertoes, du second, constituent de magistraux et vigoureux témoignages de cet intérêt croissant, passionné, porté à l’élément régional, et aussi au destin de l’homme en ces lieux où la grande aventure de l’argent créait de dramatiques situations sociales. Le milieu tropical ajoutait sans doute à l’intensité de ce réalisme tragique. Dans La Vorágine du colombien José Eustasio Rivera (1888-1928), dans Huasipungo de l’equatorien Jorge Icaza, dans Doña Bárbara et Canaima, du vénézuélien Rómulo Gallegos (1884), dans El Señor Presidente du guatémaltèque Miguel Angel Asturias (1899), et dans beaucoup d’autres récits — car ce fut là l’orientation d’une grande partie du roman latino-américain de ce siècle — se manifeste cette double intention descriptive et sociale, avec une intensité qui subjugue l’esprit. Le réalisme tragique exige parfois et provoque toujours une prose riche, fleurie de termes régionaux, généralement intraduisibles, du moins en ce qui concerne leur charge émotive; par là, le style acquiert par moments un caractère baroque assez prononcé. Mais l’ensemble révèle une extrême adéquation entre la force des thèmes et l’attitude esthétique par laquelle ils s’expriment, attitude d’une originalité inégalable, en dépit des antécédents et des influences que l’on pourrait y découvrir; en outre, elle paraît aussi audacieuse que sûre.

Dans d’autres pays, l’incidence des problèmes sociaux arrive à être prépondérante, bien qu’ils ne puissent être séparés de l’impondérable influence de la nature. La révolution mexicaine, les situations sociales qui la déchaînèrent et les conséquences qui suivirent, sont présentes dans Ceux d’en bas et Les Caciques de Mariano Azuela (Mexico, 1873); dans L’aigle et le serpent et L’ombre du caudillo de Martín Luis Guzmán (Mexique, 1887); enfin dans Mon cheval, mon chien et mon fusil et Peuple innocent de José Rubén Romero (Mexique, 1898), narrations vigoureuses dont les personnages possèdent toujours quelque chose de général, dans la mesure où ils révèlent le drame collectif plus qu’un drame individuel. Comptent aussi parmi les nouvelles sociales Tungstène de César Vallejo (Pérou, 1895-1938), Le monde est vaste et étranger de Ciro Alegría (Pérou, 1909) et Le savant Atusparia de Ernesto Reyna (Pérou, 1900), où sont traités, comme dans les romans mexicains, les graves problèmes créés au Pérou par la situation de la nombreuse population indigène. Et l’on peut dire que, bon ou mauvais, le roman social ne fait défaut en aucun pays de l’Amérique Latine.

En Argentine, en Uruguay et au Chili, on ne retrouve pas, soufflant dans le roman de la terre et de ses personnages typiques, ce vent de tragédie signalé pour d’autres régions du continent. Mariano Latorre (Chili, 1886) dans Zurzulita, Luis Duran (Chili, 1900) dans Mon ami Pidén, Francisco Espínola (Uruguay) dans Ombres sur la terre, Enrique Amorim (Uruguay, 1900) dans Le paysan Aguilar et La Charrette, Ricardo Güiraldes (Argentine, 1886-1927) dans Don Segundo Sombra, Bernardo Canal Feijóo (Argentine) dans Passion et mort de Silverio Leguizamón, offrirent de la vie rurale et des gens de la terre une image parfois cruelle, mais jamais misérable. Exemple typique, Don Segundo Sombra, l’admirable roman de Güiraldes, est l’histoire d’un homme de la terre avec toutes les vertus du «gaucho», mais qui n’a gardé de sa traditionnelle révolte qu’un désir de solitude et de nomadisme; on pourrait presque dire qu’avec lui le thème rural dévie vers un intimisme psychologique.

Ce même souci de la nature et de la vie régionale, des angoisses humaines propres à celui qui souffre de la soumission de sa race et de sa classe, a rencontré un terrain favorable dans la poésie, mais s’est développé surtout à partir de la troisième décade de ce siècle.

4 – Vers 1920 apparurent en Amérique Latine les premiers signes d’un renouveau esthétique dérivé de celui qui transformait le monde de l’après-guerre. Quelques représentants du modernisme vivaient encore, mais leur influence décroissait rapidement, — surtout depuis la mort de Rubén Darío en 1916, — et la tendance littéraire qu’ils représentaient commençait à soulever un mouvement d’hostilité.

Les courants dadaïstes, expressionnistes et surréalistes exercèrent une forte attraction sur les jeunes générations, dont quelques-uns subirent l’influence des maîtres français et anglais, et d’autres se sentirent fraternellement liés au brillant groupe espagnol de Garcia Lorca, Alberti, Guillén et Salinas, avec, en outre, quelque influence de Juan Ramón Jiménez. Le mouvement hispano-américain se définit lui-même comme « ultraïsme » ou, plus simplement, d’avant-garde; il reçut parfois le surnom — dû, semble-t-il, au poète chilien Vicente Huidobro — de créationnisme.

Sans doute est-il possible de saisir une atmosphère étrange et particulière dans la littérature latino-américaine postérieure à 1920, bien qu’il ne soit pas très facile d’en préciser les caractères. Quelques-uns eurent une incidence sur le réalisme tragique de la nouvelle sociale, altérant la structure traditionnelle du récit et accentuant l’intérêt porté aux faits de conscience, en même temps qu’ils contribuaient à en renouveler les formes d’expression. En effet, une telle atmosphère provoqua l’apparition d’un certain type de narration qui ne pouvait plus cacher les influences européennes comme celles de Jean Cocteau ou Aldous Huxley; mais sans doute l’influence fut-elle plus forte en poésie, dans la musique et la peinture, dont le renouvellement fut plus radical.

L’atmosphère particulière de cette nouvelle esthétique réussissait à peine à dissimuler les contradictions profondes qui apparurent dès le début entre les tendances universaliste et régionaliste, entre l’orientation gratuite et l’orientation engagée de l’art. Comme on peut le voir, il s’agissait de vieilles polémiques, latentes sous l’homogénéité sans égale de la nouvelle sensibilité esthétique de cette époque.

Universalisme et régionalisme apparaissaient maintenant comme des possibilités marquées de signes différents. Selon que l’intérêt se portait vers l’une ou vers l’autre, les thèmes et les profils acquéraient des caractères opposés. Il convient d’observer que la nouvelle esthétique se manifestait après une longue période où l’essai comme la littérature d’imagination s’acharnaient à établir et à affirmer le genre latino-américain, le particularisme national, le régionalisme typique; dans une telle situation, une esthétique, qui glissait nettement vers l’esthétisme ne pouvait pas ne pas engendrer des conflits; et il en fut ainsi. Quelques-uns subirent l’influence déjà lointaine du futurisme de Marinetti, ou celle plus proche, de Paul Morand et de Cocteau, ou celle, plus insinuante, de David H. Lawrence et de Aldous Huxley; ceux-là firent entendre que la mission du créateur était la quête de la beauté ou la plongée dans les abîmes pleins de conflits de l’âme humaine. Mais, dans les deux cas, l’esthétisme, même lié à un intimisme plus ou moins philosophique, semblait une désertion à celui qui avait déjà goûté à la saveur de la lutte, de la création militante arrachée à une réalité sociale traversée d’impératifs urgents. Ceux qui ne concevaient la création qu’émergeant toute sanglante de la réalité immédiate, dont les problèmes infinis sauraient la faire déboucher sur un horizon de tragédie humaine, ceux-là ne voyaient qu’une forme d’évasion dans la part d’universalité que pouvaient contenir certaines attitudes.

Le cubain Eugenio Florit (1903), les mexicains Carlos Pellicer (1897) et Xavier Villaurrutia (1903), le chilien Vicente Huidobro (1893), l’argentin Ricardo Molinari (1898) affinèrent leur poésie et recherchèrent la profondeur de l’expérience poétique autant que son expression la plus subtile. Nombreux furent ceux qui suivirent cette tendance. Par contre, d’autres parcoururent un chemin presque solitaire, comme l’argentin Jorge Luis Borges (1899), qui fait alterner son inquiétude universelle, lyrique et philosophique en même temps, avec son heureuse évocation de ce qui semble le plus local; enfin, beaucoup choisirent nettement la voie de la pensée militante, sous l’une ou l’autre de ses modalités. Le lyrisme de Gabriela Mistral voulut exprimer la résonance émotionnelle des douleurs étrangères. Les cubains Nicolás Guillén (1904) et Emilio Ballagas (1908), le portoricain Luis Palés Matos (1898), le péruvien César Vallejo usèrent parfois du pittoresque local, non pas cependant dans le dessein de diminuer la poésie, mais afin d’intégrer à son expression la plus élevée les traditions des humiliés; des chiliens comme Pablo de Rokha (1894) et Pablo Neruda (1904) allèrent parfois jusqu’à orienter leur poésie dans une direction presque parallèle à celle de la propagande politique.

Dans le roman, le contraste était moindre, car certains principes esthétiques du réalisme tragique étaient irréfutables. Influencé certainement, comme nous l’avons déjà vu, par la nouvelle sensibilité littéraire, le roman latino-américain resta dans son ensemble attaché à ce qu’il jugeait non seulement son thème de base mais aussi sa mission, une mission qui transcendait le fait purement littéraire. Donc, associant la nouvelle sensibilité à la mission ancienne, les péruviens César Vallejo et Ciro Alegría, l’equatorien Jorge Icaza, le mexicain Gregorio López y Fuentes (1895), les brésiliens José Lins do Rego (1901) et Erico Verissimo, l’uruguayen Enrique Amorin, le guatémaltèque Miguel Angel Asturias persistèrent dans le roman social. Mais on ne saurait dire que fasse défaut à l’Amérique Latine le récit qui se situe sur le plan de l’introspection, de l’intériorité psychologique ou de la fantaisie intellectuelle; nous citerons à ce point de vue les argentins Macedonio Fernández, Eduardo Mallea (1903) et Jorge Luis Borges, les chiliens Pedro Prado (1886), María Luisa Bombai (1910) et Benjamin Subercaseaux. Ici encore, la sensibilité littéraire s’associait aux vieux thèmes suggérés par Proust, Huxley ou Chesterton. Et parfois, la nécessité du développement des idées provoquait le glissement du récit vers l’essai, soit d’une manière insensible, comme chez Mallea, soit d’une façon plus décidée, dans une manière d’abandon héroïque, délibéré, de la vocation poétique: tel est le cas de l’argentin Ezequiel Martínez Estrada (1895) dont la Radiographie de la pampa constitue un des efforts les plus aigus de compréhension de la réalité immédiate.

Cette ambiguité des tendances de la nouvelle esthétique peut être également observée dans le domaine des arts plastiques et de la musique. L’influence des fauves, du cubisme et du surréalisme provoqua dans quelques pays de l’Amérique Latine des mouvements plastiques d’une certaine importance; parmi leurs représentants se détachent le cubain Mario Carreño, le chilien Camilo Mori, l’uruguayen Pedro Figari et les argentins Lino Spilimbergo et Emilio Pettoruti. Mais le mouvement plastique le plus important de l’Amérique Latine surgit au Mexique, où Diego Rivera inaugura vers 1921 un style pictural très personnel, qui présida à la création de fresques monumentales, d’une facture savante, inspirées de la lointaine Renaissance mais débordant de modernité. En même temps que leur qualité plastique, ce qui attira l’attention sur elles fut l’intention délibérément sociale et révolutionnaire qui s’en dégageait. Elle était suscitée chez l’artiste par son enthousiasme pour la révolution russe de 1917, autant que par la ferveur de son attachement à la cause du peuple mexicain. Les mexicains José Clemento Orozco, David Alfaro Siqueiros, le brésilien Cándido Portinari, le cubain Marcelo Pogolotti, les argentins Antonio Berni et Luis Falcini — ce dernier, sculpteur — s’orientèrent selon la même ligne.

En musique, le chilien Domingo Santa Cruz et l’argentin Juan Carlos Paz représentèrent le purisme esthétique; les influences de la musique récente, de Debussy à Hindemith, sont visibles chez beaucoup de musiciens latino-américains qui, cependant, ont conservé des réminiscences plus ou moins lointaines de l’art folklorique; elles sont légères chez l’argentin Juan José Castro, plus accentuées chez les mexicains Silvestre Revueltas et Carlos Chaves, le brésilien Heitor Villa-Lobos et le chilien Humberto Allende.

Nous ne saurions conclure ce rapide panorama sans signaler l’apparition de quelques nouveaux courants qui, bien qu’ils ne se soient pas encore incarnés en des œuvres importantes, révèlent la possibilité d’autres attitudes esthétiques. Il existe des mouvements assez accentués, orientés dans le sens de la musique atonale; dans les arts plastiques, se font sentir les tendances contradictoires de l’art abstrait et de l’art figuratif. Quant au domaine littéraire, dans la génération postérieure à 1945 se manifeste une assez forte influence de l’existentialisme, et de la pensée de Jean- Paul Sartre en particulier. Une fois de plus, les influences esthétiques et philosophiques étrangères ont réveillé le souci de l’analyse du problème du particularisme américain et de la situation de l’homme en Amérique.

II- LES COURANTS POLITIQUES ET SOCIAUX

Avant d’aborder le panorama des courants politiques et sociaux de l’Amérique Latine du XXe siècle, il nous paraît indispensable de préciser un point: la classification que nous avons adoptée tend à définir, à travers l’action politique, les tendances fondamentales qui se sont manifestées; en même temps, certes, nous signalons les œuvres de la pensée théorique dont il ne faut, cependant, jamais perdre de vue qu’elle n’est ni très abondante ni très riche; c’est donc la connaissance de l’action politique et de ses directives qui facilitera surtout la compréhension du problème. Par ailleurs, il est nécessaire de tenir compte de la constante référence aux courants européens de pensée politico-sociale, sans que cela implique l’identité absolue des modèles et des imitations, car la réalité à laquelle s’appliquent les doctrines est ici profondément différente. En dernier lieu, il faut signaler qu’il existe un mode particulier d’appréhension des problèmes politico-sociaux, qu’il convient de mettre en lumière, même lorsqu’on n’en découvre pas le répondant théorique; ceux qui négligeraient de le faire, risqueraient de laisser dans l’ombre l’aspect le plus caractéristique du problème de l’Amérique Latine.

1.

Vers 1860 à peu près, la majorité des pays latino-américains entrèrent dans une ère de prospérité et de stabilité, après les tumultueuses années qui suivirent l’émancipation. Si l’on voulait caractériser la tendance politique dominante de cette époque, il faudrait la qualifier de libérale. Libérales étaient en effet les idées des minorités représentées et mêmes celles de la plupart des oligarchies dominantes, et libéraux furent les programmes politico-sociaux proposés, que l’on s’efforça, dans la mesure du possible, de suivre. Mais les caractères de la réalité marquèrent ce libéralisme vague de quelques notes qui allaient aboutir à lui donner une physionomie particulière, parfois légèrement paradoxale.

Aussi étrange que cela puisse paraître, les buts progressistes des énergiques dictatures qui prirent le pouvoir dans certains pays durant la seconde moitié du XIXe siècle, s’apparentent au libéralisme. Nous citerons celle de Antonio Guzman Blanco au Venezuela, celle de Rafael Núñez en Colombie, de Gabriel García Moreno dans l’Equateur, de José Manuel Balmaceda au Chili, celles de Lorenzo Latorre et Máximo Sánchez en Uruguay. Le rapport de ces dictatures avec le libéralisme se manifeste par leur souci d’accélérer le progrès matériel: construction de chemins de fer, télégraphes, ponts, ports et routes, organisation de l’instruction primaire et institution d’une législation moderne d’inspiration laïque dans l’ensemble. En revanche, dans le domaine politique, les régimes au pouvoir ont fait preuve d’un autoritarisme énergique et parfois violent, qui ne laissait aucune place aux libertés que le libéralisme, dans le vrai sens du terme, considère comme indispensables. Par conséquent, le libéralisme politique ne fut le plus souvent qu’un rêve entretenu par des minorités qui, de l’exil, prenaient la parole. Certes, cette parole ne fut pas inutile et la pensée de Juan Montalvo, celle de Eugenio María de Hostos et de José Martí devaient plus tard porter leurs fruits; ces hommes permirent une évaluation plus juste des situations et ouvrirent la voie à des régimes politiques plus parfaits.

Dans d’autres pays, le divorce entre le libéralisme politique et le progressisme économique fut moins radical. Bien que sévère, la dictature de Porfirio Díaz au Mexique ne négligea pas entièrement certains principes, comme le prouve l’action de Justo Sierra à qui l’on doit le rétablissement de l’Université. En Argentine, les gouvernements oligarchiques de Miguel Juárez Celman, Carlos Pellegrini et Julio Argentino Roca — ce dernier ayant promulgué un ensemble de lois excellentes — s’efforcèrent de maintenir les formes démocratiques et libérales.

Ces faits dérivaient des circonstances. Tout le long de l’époque tumultueuse qui avait suivi l’émancipation, la société latinoaméricaine, faute d’une éducation politique suffisante, faisait peu de progrès dans le perfectionnement des institutions et ne connaissait pas encore l’exercice normal de la démocratie dont elle proclamait cependant le principe dès les premiers jours de la Révolution. La situation sociale s’établissait donc de facto et les oligarchies économiques affirmaient leur prééminence en s’appuyant en général sur le conformisme des classes assujéties. Ainsi, les gouvernements forts purent exercer leurs fonctions, grâce aux groupes minoritaires dont ils défendaient les intérêts et aussi, à l’occasion, grâce à une masse sans maturité politique qui considérait la tutelle paternaliste du dictateur comme juste et nécessaire. Mais au fond, ce qui expliquait surtout la dictature était le manque de stabilité des relations politiques des différents groupes oligarchiques, incapables de trouver des voies normales assurant un équilibre durable.

La situation devait changer à partir du moment où de nouveaux problèmes économiques et sociaux commenceraient à se poser, vers les dernières années du XIXe siècle. Le développement économique d’un certain nombre de pays provoqua une manière de polarisation des classes travailleuses, et de nouveaux regroupements politiques se constituèrent bientôt. Ce fut alors que commencèrent à s’affronter des attitudes opposées quant à la conduite de la société. D’abord il y eut trois positions qui n’impliquaient pas de rupture fondamentale avec les traditions politiques précédentes: a) un autoritarisme personnaliste; b) un conservatisme progressiste; c) un libéralisme avancé. Mais, d’autre part, deux positions révolutionnaires apparurent, avec leurs caractères nettement différenciés: l’une impliquant une conception originale des situations locales, et l’autre incluse dans les schémas des conceptions révolutionnaires européennes. Au-delà de nos descriptions de chacune de ces attitudes politiques, le lecteur devra imaginer la constante interpénétration de chacun de leurs traits, difficiles à cerner et à préciser dans chaque cas particulier.

2.

Dans certains pays de l’Amérique Latine, avant et après le surgissement des nouveaux problèmes économiques et sociaux, des dictatures plus ou moins violentes se maintinrent au pouvoir ou le reprirent; quels que fussent les intérêts qu’elles représentaient et les forces sociales qui leur servaient d’appui, elles possédaient des caractères communs: l’identification du dictateur à la chose publique et la subordination de tous les intérêts publics à la conservation indéfinie du pouvoir. Tel fut, par exemple, le cas de Juan Vicente Gómez au Venezuela, de 1909 à 1935, de Gerardo Machado à Cuba, de 1925 à 1933, ou de Augusto B. Leguia au Pérou, de 1918 à 1928.

Chacun d’eux — et il y a d’autres exemples — représente la défense de certains intérêts économiques; mais la particularité de ce type d’autoritarisme est la présence d’une organisation politique destinée à assurer au dictateur la conservation du pouvoir. Le cas est constant et chaque fois on peut trouver dans la personnalité du dictateur, en dehors des intérêts qu’il représente, quelque trait qui explique sa permanence au pouvoir. Généralement il s’agit de «l’homme fort» capable de polariser autour de lui une force militaire qui le soutienne, mais, en outre, il s’appuie aussi sur une certaine couche sociale: celle des adjudicataires ou financiers affiliés au capital international, ou celle des classes moyennes troublées par une longue période d’insécurité, ou celle des classes laborieuses démagogiquement utilisées, ou bien encore, parfois, la combinaison de quelques-uns de ces groupes.

Un dictateur du type de celui que nous examinons, tel le caudillo, s’explique aussi par les circonstances qui accompagnent son apparition. Le plus courant est la rupture de l’équilibre, de la cohésion normale entre les éléments de la société d’un pays; une fois rejetées les formules de conciliation et brisées les formes institutionnelles, le pouvoir reste à la merci de celui qui pourra et saura s’en emparer, et sa possession semble légitime s’il réussit à l’exercer, après avoir brisé dans l’œuf les autres tentatives de domination. Donc, comme le vieux caudillo, le dictateur correspond presque toujours à une situation qui pourrait être considérée comme la rupture du pacte social, situation qui frappe d’invalidité toutes les conventions traditionnelles. Sans aucun doute, telle est encore aujourd’hui la situation de beaucoup de pays de l’Amérique Latine, situation d’équilibre instable — généralement provoquée par l’impérialisme économique — qui, lorsqu’elle reste livrée au jeu de ses forces internes, côtoie la désintégration. L’autoritarisme personnaliste surgit alors: il ne lui reste plus qu’à brandir la bannière de « l’ordre ».

Certaines dictatures de ce type ont été longues et sanglantes comme celle de Juan Vicente Gómez au Venezuela, et ont offert un répugnant spectacle de violence et de cupidité. Cependant, il ne manqua pas de théoriciens pour les admettre et les louer, non peut-être dans le dessein de justifier les abus et les infamies qu’elles impliquaient, mais en affirmant catégoriquement qu’elles constituent l’unique solution possible des problèmes politico-sociaux de certains pays. Laureano Vallenilla Lanz (Venezuela, 1870-1936) développa dans deux ouvrages — Césarisme démocratique et Critiques de sincérité et d’exactitude — la thèse de l’inéluctable nécessité d’un gouvernement fort, que l’auteur nommait «le gendarme nécessaire». César Zumeta (Venezuela, 1862) professait une doctrine semblable dans Le continent malade, où il s’efforçait de démontrer que l’apparente maladie de l’Amérique Latine n’était qu’une crise de croissance, guérissable par un traitement énergique dont le succès ne pouvait être assuré que par un gouvernement fort. Alcides Arguedas (Bolivie, 1879-1946) dans son livre Peuple malade, visait, lui aussi, son pays; sa pensée s’orientait dans le même sens, mais ici la nécessité de la dictature lui apparaissait comme une conséquence du métissage, néfaste selon lui, qui caractérisait la Bolivie. Et Leopoldo Lugones (Argentine, 1874-1938), poète illustre et militant socialiste à l’origine, déclara dans un mémorable discours prononcé à l’Université de San Marcos de Lima en 1925, à l’occasion de la célébration du centenaire de la bataille d’Ayacucho, que «l’heure de l’épée» avait sonné, comme si toutes les possibilités de développement normal des institutions démocratiques avaient été frappées de caducité en Amérique Latine.

Sans doute, les intellectuels partisans du pouvoir fort, du moins les meilleurs d’entre eux, ne pensaient-ils pas pouvoir justifier en plein XXe siècle des tyrannies barbares et primitives, mais ils réagissaient parfois contre l’ascension des masses populaires — c’est le cas de Lugones en Argentine, après le triomphe de Hipólito Yrigoyen en 1916 — ou encore contre l’apparente inadaptation au progrès des groupes indiens ou métis. Pour ces raisons, ils s’accordaient avec Francisco García Calderón, sur ce qu’il considérait comme une loi de la vie américaine: «La dictature est le gouvernement apte à créer l’ordre intérieur, développer les richesses et unifier les castes ennemies». Telles étaient les paroles que l’essayiste péruvien (né en 1883) avait écrites en français dans un livre intitulé Les démocraties latines de l’Amérique, qui fut très répandu en Europe.

3.

Cherchant à résoudre les situations de fait, certaines oligarchies traditionnelles adoptèrent de leur côté une politique conservatrice et progressiste dans les pays où, à un certain moment, la situation sociale paraissait stabilisée.

Fidèles aux idées générales de l’époque, aux principes progressistes et aux urgentes sollicitations de la réalité, les oligarchies conservatrices se consacrèrent de préférence à la mise en ordre des finances publiques, à la fondation d’œuvres d’intérêt général et au développement de l’éducation populaire. En cela consistait leur progressisme, qu’en Argentine le président Julio A. Roca résumait dans la formule: «Paix et administration». Par contre, sur le plan politico-social, les oligarchies s’attachèrent à consolider leur domination et à étouffer méthodiquement tout essai de participation des classes populaires au gouvernement, surtout parmi les groupes qui révélaient une certaine maturité politique et commençaient à adopter des attitudes qui semblaient dangereuses. Tel fut le cas de divers pays latino-américains, aux premières décades de ce siècle.

Le fondement de cette attitude ne résidait pas seulement dans l’inébranlable résolution des oligarchies de perpétuer leurs privilèges, mais aussi dans cette conviction enracinée que les classes populaires manquaient des aptitudes nécessaires à la vie politique. Il semblait nécessaire de pourvoir le pays d’excellents édifices publics, de chemins de fer et de téléphones, et peut-être de dispenser l’instruction primaire à tous les enfants, mais il semblait également nécessaire d’interdire l’accès aux fonctions publiques à tous ceux qui n’appartenaient pas aux classes qui les détenaient traditionnellement.

Conservatrices et progressistes, ces oligarchies se caractérisent aussi par leur attitude d’orientation aristocratique. Avec l’expérience des premiers mouvements sociaux, devant le spectacle de l’organisation des syndicats ouvriers et l’éclatement des grèves, cette attitude se fortifia et se généralisa. Elle eut ses théoriciens, certains particulièrement brillants; le plus grand de tous fut sans doute José Enrique Rodó, dont l’Ariel, publié en 1900, eut une énorme influence sur les jeunes générations latinoaméricaines des premières décades du siècle. «En l’absence de la barbarie qui fait irruption et déchaîne ses hordes sur les phares lumineux de la civilisation, avec une héroïque grandeur, parfois régénératrice, écrivait-il, la haute culture des sociétés doit se défendre contre l’œuvre calme et dissolvante de ces hordes pacifiques, et parfois parées, les hordes inévitables de la vulgarité, dont Monsieur Homais pourrait personnifier l’Attila; dont l’héroïsme est l’astuce mise au service de la répugnance instinctive pour ce qui est grand; dont l’attribut est le rouleau niveleur». Leur indifférence est inébranlable et leur supériorité seulement quantitative, mais les manifestations normales de leur force n’en sont pas moins capables d’atteindre la colère épique et de céder aux impulsions de l’agressivité. Charles Morice les appelle alors «ces phalanges de Prud’hommes féroces qui possèdent comme devise le mot Médiocrité et vont animés par la haine de l’extraordinaire.»

Dans ces pages, Rodó abordait aussi d’autres problèmes, en rapport avec celui-ci. Les minorités, dont il attendait tout, représentaient à ses yeux l’esprit, ou mieux, l’esprit de la latinité, dont il opposait l’idéalisme au pragmatisme anglo-saxon. Mais, en même temps, il laissait s’établir la thèse qu’en Amérique Latine l’esprit ne pouvait être que l’esprit européen, faisant entendre implicitement que cette plèbe méprisable, ces «hordes inévitables de la vulgarité» s’assimilaient en fait aux populations indiennes ou métissées, très importantes numériquement dans beaucoup de pays du continent. Carlos Octavio Bunge (Argentine, 1874-1918) soutint peu de temps après, dans Notre Amérique, une thèse analogue. Influencé sans doute par Gobineau et Chamberlain, il affirma l’infériorité des races métisses et la nécessité pour l’Amérique Latine de prendre modèle sur l’Europe, jusqu’à l’identification, si elle voulait atteindre un haut degré de civilisation. Et Alcides Arguedas, dans l’œuvre déjà citée, et Carlos Arturo Torres (Colombie, 1867-1911) dans son Idola Fori, publiée en 1910, qui eut beaucoup de retentissement, s’accordaient avec de tels points de vue, justifiant ainsi, sur le plan élevé de la spéculation doctrinale, le conservatisme aristocratique. De cette façon, délibérément ou non, les intellectuels ariélistes, comme on les appelait, ou bien, d’un terme plus général, les européanisants, contribuaient en fait à fonder une politique qui ne se proposait rien de moins que de fermer les voies au développement normal des sociétés latino-américaines, politique apte à créer des réactions de ressentiment qui ne devaient pas tarder à éclater.

4.

Dans les pays où les oligarchies — ou certaines groupes avancés qui s’en étaient détachés — découvrirent qu’il était préférable de canaliser opportunément les revendications des classes populaires au lieu de s’y opposer, il se développa une politique qui pourrait être définie comme un libéralisme avancé teinté à l’occasion de socialisme.

Le libéralisme avancé et socialisant fut non seulement une attitude intelligente et humanitaire, mais aussi une solution pleine de sagesse politique. Ceux qui l’adoptèrent furent généralement des hommes à l’esprit libéral et désintéressé, ou plutôt ils étaient pénétrés des principes politiques et moraux qu’implique le libéralisme, mais comprenaient en même temps la nécessité de faire face, par des solutions nouvelles, aux problèmes nouveaux. Pratiquement, le libéralisme traditionnel n’opérait que sur la vie politique et économique, mais les circonstances de la vie latino-américaine exigeaient, avec une certaine urgence, qu’on abordât les problèmes sociaux posés par un prolétariat qui gagnait tous les jours en nombre et en organisation; la conjoncture exigeait aussi la recherche de solutions compatibles avec l’ordre institutionnel en vigueur. Cette exigence ne put être affrontée par ceux qui s’en tenaient aux principes classiques du libéralisme, et elle fit passer au premier plan de la vie politique des hommes auxquels les inquiétudes sociales n’étaient pas étrangères.

Entre tous, se détache la personnalité de l’homme d’Etat uruguayen José Batlle y Ordóñez (1854-1930) qui exerça une influence décisive sur la politique de son pays dès 1903. Héritier d’une tradition populaire, et convaincu de la nécessité de créer et de maintenir le principe de la légalité, Batlle y Ordóñez s’efforça de conjurer le danger de la désintégration sociale avant qu’il ne s’intensifiât, et proposa, le premier en Amérique Latine, un ensemble de lois destinées à satisfaire les revendications des classes laborieuses. Ainsi engagea-t-il le régime politique dans la voie de la République et de la démocratie, élargissant ses bases politiques pour qu’il cessât d’être le patrimoine des oligarchies et devînt un ordre légal, capable d’accueillir les nouvelles couches sociales qui se politisaient.

L’homme d’Etat chilien Arturo Alessandri (1868-1950) se proposa à l’origine une tâche analogue; les masses populaires l’avaient porté au pouvoir en 1920. «Le bien-être du peuple — disait-il dans son discours inaugural — et la tranquillité sociale exigent l’harmonie entre le capital et le travail, et il est du devoir du gouvernement de protéger le prolétariat, qui est faible, mais sans que cela porte préjudice aux droits du patron, car ainsi l’exigent la richesse publique et la tranquillité sociale.» Non sans difficultés, Alessandri réussit à inaugurer la réforme des lois sociales, œuvre que poursuivirent les gouvernements successifs du Front Populaire, dirigés par les présidents Aguirre Cerda, Ríos et González Videla.

Le mouvement dirigé au Venezuela par Rómulo Betancourt en 1945, représente une tendance analogue, maintenue par l’«Action démocratique», pendant le gouvernement éphémère de Rómulo Gallegos. En Argentine, le triomphe de l’Union Civique Radicale, en 1916, chassa l’oligarchie conservatrice du pouvoir et le confia à Hipólito Yrigoyen; le dessein incontestable d’affronter les problèmes des classes populaires fut ici freiné, car —à la différence de Batlle Ordóñez et d’Alessandri— Yrigoyen n’osa abandonner que dans une très faible mesure les principes du libéralisme classique; mais l’attitude générale du régime facilita une certaine ascension spontanée des classes travailleuses.

En général, le libéralisme avancé pourrait être défini comme la tendance la plus significative de la politique latinoaméricaine de cette période. Accentuer le développement économico-social du peuple et assurer en même temps la liberté politique et spirituelle des individus, telle était la plus haute aspiration des groupes représentés, et elle satisfaisait en grande partie les aspirations populaires. Si le libéralisme avancé ne sut orienter la vie politique qu’en quelques circonstances seulement, ce fut parce que les situations économiques et sociales de beaucoup de pays, avec leurs conflits de groupes et les interférences impérialistes, n’en offraient pas les possibilités de base. Plus facilement et plus souvent, on tombait dans l’autoritarisme personnaliste ou, tout au plus, dans un conservatisme progressiste et aristocratique.

Mais le libéralisme avancé, héritier des traditions du libéralisme classique, perfectionnées grâce à un répertoire de solutions modernes pour les nouveaux problèmes sociaux, poursuivit son action et constitua l’idéal soutenu par les groupes représentés et par les théoriciens du progressisme: Joaquín V. Gonzalez en Argentine, Ruy Barbosa au Brésil, Carlos Vaz Ferreira en Uruguay ou Baldomero Sanín Cano en Colombie.

5.

Parallèlement aux tendances politiques qui n’impliquaient pas de rupture fondamentale avec les traditions en vigueur, un véritable sentiment révolutionnaire prit naissance en Amérique Latine, dès le commencement du siècle passé. Ce sentiment s’enracina dans les classes les plus humbles des pays où l’exploitation capitaliste prenait un caractère violent; mais il ne put facilement trouver son mode d’expression, sauf là où les minorités représentées permirent, de bon ou de mauvais gré et à des degrés différents, la formation de syndicats et de partis ouvriers organisés selon des inspirations anarchistes ou socialistes.

Mais ces organisations exigeaient déjà une formation politique avancée des travailleurs; le sentiment révolutionnaire, en fait, les déborda et s’étendit, tel une vague spontanée, aux grandes masses vivant dans des pays soumis parfois à des régimes de type presque féodal, ou victimes de l’exploitation implacable des grandes compagnies. Ces masses étaient indigènes en grande partie, ou métisses, et traînaient leur soumission depuis l’époque coloniale; elles s’étaient soulevées sporadiquement et toujours sans succès contre le pouvoir qui les opprimait; mais, dès la fin du siècle passé, elles commencèrent à trouver un appui dans des groupes bourgeois représentés au gouvernement, qui prêtèrent l’oreille à leurs clameurs et découvrirent la possibilité de canaliser ce vague sentiment révolutionnaire à travers des formes politiques qui, bien qu’influencées dans une certaine mesure par les doctrines sociales européennes, devaient conserver les traits spécifiques de la vie américaine. Ainsi commença l’ère qui pourrait être appelée celle des révolutions autochtones.

De telles révolutions ne pouvaient se préparer et, à l’occasion, se déchaîner que dans les pays où existait le divorce des races distinctes — blanches d’une part, métisses et indigènes de l’autre — qui, dans une certaine mesure, correspondaient à des classes distinctes. La réalité de ce divorce explique les différences constatées dans ces mouvements, par rapport à ceux qui se produisirent dans des pays où ce divorce n’existait pas, ou n’existait que dans une faible mesure. En même temps que la constitution de l’Union Civique en Argentine, par Léandro N. Alem (1890), et la réorganisation du parti «colorado» en Uruguay par José Batlle Ordóñez (1890), Manuel González Prada (1848-1918) organisa au Pérou l’Union Nationale (1891). Les deux premiers partis, bien que de tendances radicales, se limitaient à une défense des classes populaires qui ne compromettait pas les bases de la structure économico-sociale en vigueur; par contre, celui que fonda González Prada attaquait plus profondément l’ordre constitué, en se rebellant contre la situation à laquelle étaient soumis les indigènes. Ce parti prenait leur défense en proclamant non seulement les droits des Indiens, jusqu’alors méprisés, mais aussi leurs aptitudes à servir une économie fondée sur l’intérêt national, et ses possibilités de servir de base à une organisation politique plus juste. Mais, par là, González Prada compromettait tout le système qui structurait la vie du pays. Ce qui se préconisait était une véritable révolution, non pas une révolution de type classique, mais une révolution autochtone que Victor Raúl Haya de la Torre (Pérou, 1895) ne devait pas tarder à doter d’une organisation et d’une doctrine. Tôt ou tard, des mouvements analogues devaient apparaître dans presque tous les pays où existaient des Indiens et des métis, surtout après la première révolution réussie, celle qui devait débuter au Mexique en 1910.

Le problème de la « rédemption de l’Indien » n’était pas nouveau au Mexique et était apparu pendant la Révolution émancipatrice et, surtout, pendant la Réforme promue par Benito Juárez. Mais la révolution de 1910 fut beaucoup plus radicale. Dès ses débuts elle prit parti en face du problème de l’exploitation du prolétariat rural. Il y eut certaines fractions du mouvement mexicain multiforme, spécialement celles représentées par Emiliano Zapata et les frères Flores Magón — ces derniers à la tête du parti appelé libéral, en réalité de tendance socialiste — qui aspiraient à une réforme économique radicale. Cette transformation commença à s’accomplir, mais sans que prévalût le principe de la socialisation de la terre; en échange, on constitua des terrains communaux et on procéda à la distribution du sol en petites propriétés. La Constitution de 1917, établie durant la présidence de Venustiano Carranza, recueillit, déjà décantés, les principes de la Révolution; ils impliquaient, sous leur aspect le plus important, la protection de l’Etat au bénéfice des classes populaires, pour leur faire atteindre un plus haut niveau de vie économique et culturelle, dans les cadres traditionnels de la vie mexicaine.

Chose curieuse, un des théoriciens les plus représentatifs de la Révolution mexicaine, José Vasconcelos (Mexique, 1881), exprime un point de vue non indigéniste, partagé, pour le reste, par d’autres intellectuels. Surtout dans La race cosmique, il proclame la nécessité de revendiquer la tradition hispanique; mais sans doute cette attitude doit-elle s’entendre plutôt comme anti-nord-américaine et anti-impérialiste, que comme contraire à la tradition indigène, dont beaucoup de traits s’amalgamèrent aux caractères espagnols.

L’anti-impérialisme est aussi le caractère fondamental de la révolution populaire qui débuta au Guatémala par le renversement du président Ubico en 1944, et dont les principes furent mis en pratique par le gouvernement de Juan José Arévalo. Des mesures fondamentales, qui révélaient certaines tendances socialistes, furent adoptées contre le monopole du capital étranger, en faveur de l’amélioration économique et sociale des classes populaires. En Bolivie, un mouvement confus, postérieur à la désastreuse guerre du Chaco, arbora simultanément les bannières de la révolution indigène et de la négation du système démocratique; étouffé, puis à nouveau triomphant avec Paz Estenssoro, le mouvement révolutionnaire bolivien s’appuya chaque fois davantage sur le petit prolétariat indigène. Différents à d’autres points de vue, les régimes dirigés par Getulio Vargas au Brésil et Juan Perón en Argentine présentèrent des traits semblables; ils se caractérisaient surtout par l’abandon délibéré des principes traditionnels du libéralisme politique et par une action économique qui tendait à améliorer la situation des classes laborieuses.

D’autres mouvements, qui avortèrent, révélaient aussi des tendances analogues. L’insurrection populaire organisée au Nicaragua contre les forces nord-américaines d’occupation emporta l’adhésion unanime des classes laborieuses indigènes et métisses, contre les oligarchies au service du capital étranger; le mouvement pour l’indépendance de Porto-Rico, dirigé par Pedro Albizu Campos, d’orientation populaire et surtout antiimpérialiste, était chargé du même sens; dans cet ordre d’idées, nous citerons encore l’éphémère et tumultueux mouvement qu’organisa Jorge E. Gaitán en Colombie, au sein du parti libéral.

Mais, de tous ces partis qui, sans être arrivés au pouvoir, ont réussi à canaliser le sentiment révolutionnaire autochtone des classes populaires, le plus important, sans aucun doute, est l’Alliance Populaire Révolutionnaire Américaine (APRA) fondée au Pérou par Víctor Raúl Haya de la Torre, peut-être le plus original et le plus vigoureux des penseurs politiques qui aient réfléchi sur la réalité sociale latino-américaine. Accusé de communisme, Haya de la Torre a admis la filiation marxiste de sa pensée, mais en soulignant qu’il lui était impossible de maintenir son adhésion au programme communiste; son souci a été d’approfondir l’examen des conditions sociales et économiques du Pérou — suivant ainsi la ligne de Manuel González Prada et de José Carlos Mariátegui — et d’analyser la valeur et la signification des éléments indigènes.

« Il existe dans notre pays — écrit Haya de la Torre — des sociologues théoriciens dont les cerveaux ont été formés en Europe, qui trop souvent oublient qu’aucune transformation politique, sociale, disons économique, pour nous résumer, ne saurait se réaliser sans la prise en considération de l’Indien, non seulement comme travailleur, mais comme élément racial. L’Indien, en tant que race, n’est pas seulement une force économique et sociale, mais une force traditionnelle, historique, dirions nous dans un sens large. L’Indien — cela va de soi — fait partie presque exclusivement de la classe travailleuse, mais il lui apporte quelque chose de plus que ses conditions de vie et le problème social que créent ces conditions. Il lui apporte la force historique de sa race ».

Haya de la Torre développa sa pensée politique dans des œuvres diverses: Impressions sur l’Angleterre impérialiste et la Russie Soviétique, Ex-combattants et désœuvrés, ¿Où va l’Indo-Amérique? ¿Et après la guerre, quoi?, où il analysait la politique des grandes puissances capitalistes, les mouvements révolutionnaires européens et les perspectives de la révolution américaine autochtone; de ces dernières, il affirmait que leur point de départ devait être un parti pris politique antiimpérialiste, c’est-à-dire une révision des économies nationales, afin de les libérer de leur subordination au capital étranger. «La politique du Parti Apriste Péruvien, fondée sur les intérêts vitaux de la majorité de la nation, est orientée vers la réorganisation économique du pays, qui équivaut à l’élévation progressive de son indice de productivité. Le concept économique de productivité résulte de trois facteurs essentiels: les classes sociales productrices — facteur homme —, les moyens de production ou instruments de travail — facteur technique —, et les éléments naturels que le travail de l’homme convertit en richesses. Par conséquent, l’élévation de l’indice de productivité d’une nation est en raison directe de l’amélioration de ces trois facteurs: la qualification matérielle et morale du producteur, le perfectionnement de la technique de production et la meilleure utilisation des éléments naturels qui sont ses sources de richesse. Politiquement, l’Etat doit garantir tous les moyens exigés par la nation pour que les trois facteurs essentiels à l’augmentation de sa productivité se combinent d’une manière efficace.»

Cette reconnaissance de la signification des populations indigènes et leur valorisation positive, furent portées au premier plan par d’autres écrivains qui s’occupèrent de problèmes politiques et sociaux. Ricardo Rojas (Argentine) souligna la signification de l’élément indigène et métis dans La restauration nationale et Eurindia; José Carlos Mariátegui (Pérou, 1891-1930) étudia le même problème dans ses Sept essais d’interprétation de la réalité péruvienne; il en fut de même pour Pío Jaramillo — dans L’Indien Equatorien, et Tristán Maroff — dans La tragédie du plateau et Le candide continent américain. En résumé, les tendances politico-sociales de la révolution américaine autochtone se fondent, non seulement sur la justesse des revendications des populations asservies — indigènes et métisses — mais aussi sur la conviction que, seule, l’utilisation de la force historique qu’elles portent permettra de trouver les lignes de développement de l’Amérique Latine.

Le contenu anti impérialiste de ces tendances, commun à chacune d’entre elles, doit être souligné comme un de leurs aspects les plus significatifs. La défense de la souveraineté des pays latino-américains a été conduite avec énergie par certains secteurs de l’opinion publique. Le gouvernement argentin, par l’intermédiaire de son ministre des Affaires Etrangères Luis María Drago, établit en 1902, se servant du motif de l’aggression allemande contre le Venezuela, qu’il était illégitime de tenter le recouvrement de la dette publique par la force; mais ce furent les Etats-Unis qui provoquèrent la plus grande antipathie et inspirèrent les plus violents sentiments anti-impérialistes. Contre l’«Enmienda Platt», contre l’intervention au Panamá et dans d’autres pays, un mouvement d’opinion s’organisa, dont les chefs de file furent l’uruguayen José Enrique Rodó et les rgentins Alfredo L. Palacios et Manuel Ugarte. L’anti impérialisme s’orienta soit vers la mise en valeur de l’élément indigène, soit vers l’hispanisme ou le latinisme; mais, de toute façon, il fut à l’origine d’une tendance nationaliste. A partir de 1920 cette tendance bifurqua; elle se brancha sur le libéralisme progressiste traditionnel et même sur le socialisme, ou bien, prit au contraire l’orientation imposée par le fascisme, le national-socialisme et le phalangisme. Tous ces courants ne tardèrent pas à se combiner d’étrange manière, au sein d’un certain nombre de révolutions latino-américaines.

6.

La pensée révolutionnaire européenne eut ses points d’incidence sur les tendances révolutionnaires autochtones; les influences furent ressenties et les programmes suivis dans toute leur pureté par certains groupes d’intellectuels et d’ouvriers, surtout dans les pays de récente immigration européenne. Ainsi se constituèrent les premiers groupes anarchistes et socialistes; Enrique Malatesta eut une influence particulière sur les premiers, qui se multiplièrent surtout dans les pays du Rio de la Plata.

Le socialisme se développa surtout au Venezuela, à Cuba, au Pérou, au Chili, en Argentine et en Uruguay; au Chili, le Parti dit démocratique adopta ses directions et, au début, Angel Guarello et Luis Emilio Recabarren développèrent ses principes. Les chefs de file du socialisme furent, en Uruguay, Emilio Frugoni (1880) et en Argentine Juan Bautista Justo (1865-1928), qui exposa sa pensée dans Théorie et pratique de l’Histoire,, Alfredo L. Palacios (1879) auteur de Le droit nouveau, La Douleur Argentine, et La justice sociale,, Mario Bravo (1882-1943) et Nicolas Repetto (1871).

Ces partis suivirent une direction orthodoxe, et les partis sans tendances révolutionnaires autochtones leur reprochèrent vivement leur application trop étroite des principes européens à une réalité aussi différente et sut generis que celle de l’Amérique Latine. Telle fut, en résumé, la critique du communisme formulée par Haya de la Torre à partir de 1917, date où les groupes qui adhéraient aux principes de la Troisième Internationale se détachèrent du socialisme.

Pendant quelque temps Alfredo L. Palacios quitta son Parti et dirigea le Parti Socialiste Argentin, qu’il voulait précisément lier d’une manière plus étroite à la tradition et à la situation réelle de son pays. Quant aux partis communistes, ils se développaient surtout à Cuba, au Chili, en Argentine, au Brésil et au Mexique où les peintres Rivera et Siqueiros leur donnèrent leur adhésion.

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JUSTINO FERNÁNDEZ, El arte moderno en México, Mexico, 1937.

BERTRAM D. WOLFE, Diego Rivera y su época, Santiago-de-Chile, 1940.

NÉSTOR R. ORTIZ RODERIGO, Música y músicos de América (appendice à l’édition espagnole de Della Corte y Gatti, Diccionario de la Música, Ricordi, Buenos-Aires, 1939).

Les deux œuvres de Pedro Henríquez Ureña sont accompagnées d’une excellente bibliographie, très détaillée.

B) POUR LES COURANTS POLITIQUES ET SOCIAUX

Historia de América, éditée par Jackson, Buenos-Aires, 1940-42, 14 vol.

Historia de América, éditée par Salvat, Barcelona, 1948.

CARLOS PEREYRA, Breve historia de América, Santiago de Chile, 1938.

GERMÁN ARCINIEGAS, América entre la libertad y el miedo, Cuadernos Americanos, Mexico, 1952.

MEDARDO VITIER, Del ensayo americano, Fondo de Cultura Económica, Mexico, 1945.

Ensayos sobre la historia del Nuevo Mundo, œuvre collective publiée par l’institut Panaméricain d’Histoire et Géographie, Commission d’Histoire, Mexico, 1951.

CARLOS WYLD OSPINA, El autócrata: ensayo político-social, Guatemala, 1929-

RICARDO DONOSO, Las ideas políticas en Chile, Fondo de Cultura Económica, Mexico, 1946.

—Alessandri, Fondo de Cultura Económica, 2 vol., Mexico, 1953-54.

José Luis Romero, Las ideas políticas en Argentina, Fondo de Cultura Económica, Mexico, 1946.

CAIO PRADO Jr, Formaçao do Brasil Contemporáneo.

J. ZAVALA MUNIZ, Batlle, héroe civil, Fondo de Cultura Económica, Mexico, 1945.